Quelle sociologie politique pour l’enquête globale ?
Autour d’Yves Dezalay
Cultures & Conflits 2020/3-4 (n° 119-120)
Au fil de nombreuses enquêtes et de plusieurs centaines d’entretiens conduits depuis les années 1980, Yves Dezalay – seul ou accompagné́ de son acolyte Bryant Garth – a tracé une voie originale au cœur des sciences sociales de l’international. Ancré dans la sociologie des champs et des capitaux, mais maintenant une posture toujours éclectique sur le plan théorique, il a construit une sociologie incarnée de la mondialisation saisie au prisme des stratégies d’internationalisation et de reproduction des élites périphériques et des transformations des savoirs d’État. Évitant de s’enfermer dans la bibliographie et les questionnements d’une seule chapelle (sociologie des élites, relations internationales, sociologie du droit, sociologie de l’État, sociologie des professions, etc.), ses travaux forment aujourd’hui une œuvre aussi singulière qu’incontournable pour qui entend étudier ce que « l’internationalisation » fait aux champs du pouvoir, à leurs élites et aux formes de légitimité́ qui y ont cours. Pour preuve sans doute de leur fécondité, on les retrouve aujourd’hui mobilisés par nombre de jeunes chercheurs investis sur des terrains très différents et dans une grande diversité́ de sous-champs d’enquête (area studies, études postcoloniales, études européennes, travaux sur l’américanisation, politique des droits de l’homme, philanthropie, élites internationales, etc.).
Paradoxalement pourtant, la portée de ce travail a rarement été discutée en tant que telle. Si quelques publications récentes ont certes permis de retracer plus spécifiquement la trajectoire intellectuelle d’Yves Dezalay, on peine encore à positionner cette contribution dans l’espace désormais foisonnant des sciences sociales de l’international, sans doute du fait de l’éclectisme de l’auteur lui-même, qui puise dans différentes traditions et construit ses objets au croisement de diverses littératures, mais aussi du fait de son peu d’intérêt pour l’exercice devenu aujourd’hui canonique de « l’état de l’art » et du cadrage théorique. Bientôt trente ans après la publication de Marchands de droit (1992) qui marquait une première ouverture de la sociologie des champs aux terrains internationaux, ce dossier souhaite faire le point sur les acquis, la portée, les usages possibles, mais aussi certains angles morts de ses travaux.
Construit dans le sillage d’un colloque organisé par le Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en janvier 2018, il conduit à interroger la fécondité́ mais aussi les limites de ses hypothèses sur les processus d’internationalisation, la circulation et la reproduction des élites de la mondialisation comme sur les conditions de leur transposition à de nouveaux terrains d’enquête. S’il s’agit bien par ce biais de rendre hommage à un in(c)lassable chercheur sillonnant sans relâche les terrains de l’international (il poursuit aujourd’hui ses travaux du côté des transformations internationales des filières de formation des élites juridiques), le dossier ne tient pas des Mélanges. Il veut en effet tirer parti des travaux de l’auteur pour interroger plus globalement l’état des sciences sociales de l’international, du point de vue des théories sociologiques de la mondialisation, des stratégies d’ouverture de terrains et d’enquête ou de l’outillage analytique et conceptuel à disposition des chercheurs contemporains.