Sorbonne War Studies est un programme de recherche interdisciplinaire sur la transformation
et l’utilisation des forces armées financé par le MESRI (2021-2023).
Responsables du projet
- Grégory Daho, Maître de conférences en Science politique – chercheur au CESSP
- Yann Richard, Professeur de Géographie, Université Paris 1.
A propos
Pour les philosophes contractualistes (Hobbes 1651, Locke 1690, Rousseau 1754) et les socio-historiens de la construction de l’Etat (Weber 1921, Elias 1939, Tilly 2000), la sécurité est le fondement du pacte social. A en juger par la prolifération des épithètes qui lui sont accolées (internationale, humaine, économique, environnementale, alimentaire, sanitaire, sociétale), la sécurité a connu un essor remarquable depuis la fin de la guerre froide. Elle n’est plus seulement l’affaire des Etats, mais de tous, c’est-à-dire des individus et des populations. Dans le domaine de la défense qui est devenu domaine de la sécurité, les militaires doivent désormais gérer des risques (internes) et plus seulement des menaces (externes), anticiper des crises et plus seulement préparer des guerres. Dans le cadre actuel de la lutte anti-terroriste, cette évolution marque l’avènement d’une « société du risque » (Beck 1992), qui touche d’autres fonctions et missions régaliennes comme celles des diplomates, des policiers, des magistrats ou des préfets…
Depuis plus de vingt ans, la littérature stratégique s’interroge sur la transformation de la guerre (Kaldor 1999, Van Creveld 1998) et des armées (Daho 2016, Irondelle 2011), entre l’obsolescence du modèle clausewitzien (Durieux 2005, Mueller 1989, Ramel, Holeindre 2010), la montée d’une conflictualité difficile à décrire positivement (guérilla, asymétrique, irrégulière, non conventionnelle, contre-insurrection, contre-terrorisme) et la combinaison de ces deux modèles dans la guerre dite « hybride » (Hoffman 2009, Taillat 2015). Trois facteurs sont mis en avant pour expliquer la métamorphose du rôle des armées. Tout d’abord, la transformation de l’ennemi qui, en tant qu’acteur non étatique, est devenu moins saisissable car moins territorialisé, voire déterritorialisé. En conséquence, la dichotomie interne/externe est devenue obsolète : l’interpénétration des menaces et des risques s’inscrit dans le continuum défense-sécurité. Enfin, on note l’émergence d’acteurs privés, qui semble provoquer un décentrement ou un repositionnement de l’Etat dans l’offre de sécurité.
L’élargissement de la sécurité a été principalement le fait d’auteurs se réclamant d’une approche « critique ». Depuis le début des années 1990, l’école de Copenhague insiste par exemple sur les propriétés praxéologiques du discours sécuritaire à travers le concept de « sécurisation ». La sécurité est d’abord un énoncé qui légitime la présence de nouveaux acteurs dans cinq sous-secteurs : militaire, sociétal, économique, environnemental et politique (Buzan 1991). La sécurité sociétale est définie comme la capacité d’une société à persister dans son caractère essentiel et à maintenir ses modes traditionnels de langage, de culture, d’association, d’identité religieuse et nationale (Waever 1993). Le Livre blanc français de 1994 opère déjà un quasi copier-coller bien avant les titres plus explicites des versions 2008 et 2013 : « La cohésion nationale […] est une condition essentielle de la défense. La puissance ne vient pas tant de l’étendue du territoire national que de l’organisation sociale, de l’éducation des hommes, de leur solidarité et des valeurs qui les lient. En ce sens, la défense est indissociable de l’idée de nation. Elle concerne donc à la fois le modèle français d’intégration et d’organisation sociale, les valeurs communes de la République, leur vocation universelle et l’influence de la langue » (Livre blanc, 1994 : 28). Ces travaux critiques permettent de pointer les facteurs de transformation du champ de la défense et leurs conséquences sur l’usage de la force armée au cours des vingt dernières années : l’augmentation spectaculaire des flux transfrontaliers, le caractère multidimensionnel des crises, l’obsolescence de la dichotomie intérieur/extérieur, le brouillage des catégories menace/risque, paix/guerre, défense/sécurité, l’importance des enjeux identitaires dans les conflits contemporains, l’institutionnalisation de diverses formes d’intervention multilatérale, l’émergence d’acteurs privés, l’apparition de nouveaux outils de communication et la massification des technologies de surveillance. Pour autant, en se limitant à l’analyse des discours, on court le risque de ne pas pouvoir saisir la nature du phénomène (Chandler & Hynek 2013). De plus, en se concentrant presque exclusivement sur les nouveaux acteurs non étatiques, on risque de conclure trop rapidement à un décentrement des États et donc des militaires dans l’offre de sécurité. Nous ne sommes pas convaincus, par exemple, que l’externalisation au sein des forces armées soit automatiquement synonyme d’une perte de souveraineté. Il peut s’agir plutôt d’un recentrage sur le « cœur de métier ».
Si l’élargissement de la notion de sécurité fait effectivement consensus chez les théoriciens comme chez les praticiens, ses conséquences sur la place et le rôle de la puissance publique – donc des militaires – sont encore difficiles à mesurer. Un champ de la sécurité supplante le champ de la défense : ses caractéristiques cruciales sont sa plasticité et sa porosité. Mais de quoi s’agit-il au niveau structurel ? S’agit-il d’une décentralisation de l’État, d’une externalisation des services régaliens, d’une reconfiguration des relations entre acteurs publics et privés, d’une recomposition des relations professionnelles, de l’émergence d’une nouvelle division du travail à l’intérieur et à l’extérieur des frontières ? Ce phénomène est-il, historiquement parlant, une tendance ou une structure ? Y a-t-il eu, à l’époque moderne, des périodes et des configurations dans lesquelles les États ont été exclus – au moins partiellement – de la fourniture de sécurité ? Que font ces nouveaux défis aux Etats dans leur diversité, c’est-à-dire dans différentes régions du monde où les modes d’action publique et les représentations de la légitimité qui leur sont associées varient considérablement ? Qui sont les nouveaux professionnels de la sécurité, comment ont-ils été formés et avec quels instruments travaillent-ils ? Inversement, quel est l’impact de la circulation des normes et des techniques issues d’autres secteurs sur l’engagement, la vocation et l’identité militaires ? Au niveau international, assiste-t-on à une convergence des modalités de coopération et d’intervention des États sous l’effet du nouvel agenda sécuritaire ?
L’objectif du programme Sorbonne War Studies n’est pas de rouvrir les débats propres aux études critiques de sécurité (Bigo 2005, Balzacq 2016). Il s’agit plutôt de les opérationnaliser à partir du contexte antiterroriste actuel en posant une question simple : comment (re)positionner les militaires au cœur de la restructuration du champ sécuritaire ? Avec le retour des attentats, les organisations militaires et leurs représentants politiques « redécouvrent » la défense du territoire et les opérations sur le sol national. Postulant une redistribution des rôles et des ressources entre les acteurs de la sécurité, ce programme de recherche vise moins à dresser un état des lieux des professionnels actifs dans ce domaine qu’à proposer une analyse rigoureuse des effets de l’évolution des interactions entre les forces armées et de leur environnement sur les usages politiques et sociaux des organisations militaires. En opération, les militaires sont confrontés à un grand nombre d’acteurs aux intérêts divergents (belligérants, armées régulières, milices, ONG, OI, leaders d’opinion, journalistes, groupes criminels ou terroristes, etc.), tandis que les processus de décision associent les secteurs politique, administratif, diplomatique, industriel et humanitaire dans un cadre multilatéral. Face à l’érosion des certitudes stratégiques, au retour de la menace conventionnelle russe, etc. il est crucial de ne plus considérer l’armée comme une « boîte noire » ou comme une « institution totale » coupée du reste de la société (Goffman 1968). C’est ici qu’intervient l’apport des sciences sociales pour envisager l’insertion des forces armées dans leur environnement social. Comprendre la transformation des États à travers le prisme des enjeux de sécurité, c’est d’abord se donner les moyens d’identifier l’évolution de leurs contours régaliens, les formes juridiques et techniques de régulation de la violence et la légitimation de la puissance publique. C’est aussi se donner la possibilité d’interroger la reconfiguration des relations quotidiennes entre les armées, les groupes professionnels avec lesquels elles travaillent, les territoires sur lesquels elles opèrent et les populations dont elles assurent la sécurité (Foucault 1978).
Centrer l’analyse sur l’écosystème des forces armées permet de traiter des sujets traditionnels (la guerre, l’État, la légitimité, la spécificité des militaires) tout en adoptant une approche nouvelle dans une perspective interdisciplinaire. C’est la manière la plus efficace de tenir ensemble, d’une part, l’évolution de la conflictualité et, d’autre part, les changements dans la manière dont l’autorité et la légitimité sont exercées. Le projet de recherche Sorbonne War Studies est structuré en trois axes : l’environnement opérationnel (le rapport des militaires avec les territoires et les populations), l’environnement décisionnel (le rôle et l’influence des états-majors et des administrations de défense dans le continuum défense-sécurité) et l’environnement socioprofessionnel (la recomposition des carrières au contact des autres secteurs de la sécurité).
Axes de recherche 2018-2020
L’environnement opérationnel : rapports aux territoires et aux populations
– Responsables : Alya Aglan (Professeure d’Histoire contemporaine), Yann Richard
(Professeur de Géographie), Pierre Vermeren (Professeur d’Histoire contemporaine)
- Objectif scientifique : modéliser à travers le temps la diversité des représentations
associées à la guerre en particulier en Afrique, au Moyen-Orient et dans les mondes
russes. - Principales réalisations (2018-2020) : Les représentations de la guerre (séminaire de
recherche et publication collective)
** L’environnement décisionnel : pilotage et division du travail de « gestion » des
crises
- Responsables : Yves Buchet de Neuilly (Professeur de Science politique), Grégory Daho
(Maître de conférences en Science politique), Luc Klein (Maître de conférences en Droit
public) - Objectif scientifique : dresser une cartographie des arènes, circuits et processus
décisionnels en matière de gestion des crises internationales dans une perspective
comparée (États-Unis, France, Grande-Bretagne).
– Evènements liés : Regards croisés sur l’évolution des relations civilo-militaires (colloque et publication collective)
L’environnement professionnel : statuts, carrières et technologies de sécurité
- Responsables : Julie Le Mazier (post-doctorante en Science politique), Caroline Moricot
(Maître de conférences en Sociologie), Stéphane Rodigues (Maître de conférences en
Droit public) - Objectif scientifique : caractériser les relations entre les acteurs militaires et les groupes
sociaux avec lesquels ils sont en contact régulier