"Appel à communications Colloque ""Politique de l’indépendance"""

Appel à communications pour le Colloque "Politique de l’indépendance" les 12-13 janvier 2017
Centre européen de sociologie et science politique (CESSP, UMR 8209)
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / EHESS

Bastien François et Antoine Vauchez

Banquier central conduisant la politique monétaire européenne, juge constitutionnel tranchant les « hard cases » de la démocratie, régulateur assurant la libre concurrence sur les marchés, déontologue veillant à la probité des parlementaires ou des dirigeants publics, médiateur arbitrant les primaires de parti, autorité assurant la prévention des risques sanitaires ou alimentaires, etc. Depuis les années 1980, les espaces politiques et bureaucratiques sont de plus en plus pénétrés par des institutions ou des rôles institutionnels qui tirent leur légitimité de leur extériorité revendiquée à l’égard des gouvernants et de la politique partisane, et aucun domaine de l’action publique ne semble échapper à ce mouvement. La boite à outil institutionnels de « l’indépendance » est devenue une technologie politique tout terrain dont on attend qu’elle permette, ici, d’assurer « l’impartialité » de la décision publique, là de se prémunir contre la « myopie » de la démocratie électorale, ailleurs de rétablir la « confiance » des marchés, ailleurs encore d’asseoir la good governance des pays « sous programme d’aide » de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international.

Si bien des travaux de sciences humaines et sociales ont pointé la prise en charge de divers problèmes publics (marchés économiques et financiers, libertés, corruption, santé, consommation, etc.) par des pouvoirs « indépendants », on n’a pas à ce jour interrogé cette étonnante ubiquité sociale et ses effets politiques et sociaux dans les démocraties contemporaines. Ce colloque fait le pari qu’il y a profit à saisir ces divers processus sectoriels de manière transversale. Non pas pour dessiner un modèle-type des pouvoirs « indépendants », ou pour donner une définition a priori de leurs pratiques, mais pour analyser de manière historique et comparée les conditions d’émergence et de circulation de cette technique de gouvernement et pour suivre la politique de l’indépendance qui s’est faite ainsi jour. En s’appuyant sur des contributions tirées de la sociologie, de l’histoire, du droit, et de la science politique, et en mobilisant différentes méthodes d’enquête, ce colloque entend donc ouvrir la boite noire des institutions « indépendantes » et espère éclairer ainsi les transformations des types d’autorités et des modes de légitimation que révèle leur affirmation.

Axe 1. L’entrée en politique de l’indépendance : mobilisations et résistances

Les communications du premier axe s’intéresseront aux conditions historiques et sociales de l’entrée en politique de « l’indépendance ». Il s’agit de comprendre ici comment la boite à outils de l’indépendance (position hors hiérarchie administrative et hors contrôle parlementaire, garanties statutaires d’inamovibilité, etc.) a pu s’imposer comme un dispositif routinisé de délégation des pouvoirs dans des domaines aussi différents que la surveillance des marchés économiques et financiers, la conduite du « projet européen », la prévention des risques (sanitaires, alimentaires, etc.), le contrôle de la probité publique, la gestion de la dette publique, ou encore la protection des droits et libertés. Quels sont les processus sociaux et historiques qui rendent possible cette externalisation partielle ou complète du pouvoir d’évaluation et/ou de décision à des acteurs « indépendants » ? Quelles sont les configurations de l’espace public qui favorisent l’émergence d’une telle revendication d’indépendance et les différents groupes de soutien (segments des élites politiques et administratives, comités d’experts divers, ONG, think tanks, etc.) qui contribuent à accréditer cette nouvelle représentation de l’autorité politique. A partir d’enquêtes situées dans des secteurs qui pourront être très différents, les communications s’intéresseront aux mobilisations politiques, économiques et professionnelles contestant les formes « classiques » de prise en charge politique et bureaucratique des problèmes publics. Inversement, on pourra aussi s’intéresser aux acteurs, aux espaces et aux contextes de résistance à ce processus de re-délimitation des contours de la politique électorale-représentative et de la chaîne de commandement bureaucratique. Il s’agira aussi de suivre les coups d’arrêt, voire les formes de repolitisation ou de reprise en main administrative de certains secteurs d’activité.

Axe 2. Les légititimités de l’indépendance

L’émergence des pouvoirs « indépendants », qu’ils soient publics (agences de régulation, cours constitutionnelles, banques centrales, etc.) ou privés (comités internationaux chargés des standards en matière de contrôle bancaire, de comptabilité internationale, agences de notation, etc.) ne se comprend pas sans tout un travail de formalisation des « fonctions » de l’indépendance. Les communications de cet axe s’interrogeront sur les conditions de formation de nouveaux paradigmes politiques et intellectuels (constitutionnalisme, monétarisme, théories de la gouvernance, New public managament, etc.) et de nouveaux savoirs d’Etat porteurs d’une critique multiforme du mode de fonctionnement des espaces politiques et bureaucratiques (« immobilisme », clientélisme, court-termisme, irrationnalité de la politique partisane et des « choix publics », etc.). Elles pourront aussi suivre la manière dont ces offres savantes participent à la définition de nouveaux enjeux (« risques » systémiques, « stabilité monétaire », etc.) et de nouveaux objets de valeur (le marché, la « privacy », l’idée européenne, la probité publique, l’Etat de droit, etc.) jugés indisponibles pour l’action partisane et le commandement bureaucratique. Les communications interrogeront le rôle de certains laboratoires nationaux et internationaux (organisations internationales, think tanks, comités d’expert, organisations professionnelles etc.) dans la circulation et la consolidation de cette technique de gouvernement ; ou encore toutes les formes de bricolage politique et intellectuel échafaudés au sein comme à la périphérie de ces institutions « indépendantes » pour formaliser ces nouveaux rôles (le « régulateur », le « déontologue », « médiateur », etc.) et assurer leur « articulation » au jeu démocratique (« accountability », « transparence », etc.).

Axe 3. Le travail politique « indépendant »

Le troisième axe s’attache à suivre ces institutions « indépendantes » en action. S’il n’existe pas de modèle pré-établi des pratiques « indépendantes », ces institutions et leurs dirigeants ont en commun de faire de la politique « sans en avoir l’air ». Comment analyser dès lors le travail politique singulier de ces institutions que la science politique anglo-saxone qualifie de « non-majoritaires » ? Qu’est-ce qu’alors que « faire jurisprudence », construire une « politique monétaire », être le « gendarme des marchés », etc. ? Comment s’opère le travail d’enrôlement et d’entretien de soutiens (acteurs administratifs, entreprises et organisations professionnelles, associations de consommateurs, etc.) des institutions « indépendantes » et comment celles-ci s’inscrivent-elles dans des coalitions réformatrices nationales et internationales plus larges (cf. « compétitivité », « transparence », etc.) ? Ou encore : quel espace d’interdépendance et quels jeux croisés émerge entre les différentes institutions « indépendantes » (cours, agences, banques centrales, etc.) ? Les communications de cet axe privilégieront l’analyse des différents dispositifs de mobilisation (comités d’expert, conseils scientifiques, « Entretiens annuels », etc.), des types de registres (« sagesse », « magistrature morale », « objectivité », etc.) et des outils discursifs (avis, recommandations, rapports, décisions, etc.) par lesquels les institutions « indépendantes » agissent. Les communications pourront aussi explorer cette politique de l’expertise qui se déploie autour des pouvoirs « indépendants ». Comment ces institutions « indépendantes » se dotent-elles une capacité d’expertise et de recherche propre (bases de données, modèles, centre de recherche internes, réseaux d’expert, etc.) dans le prolongement même de leur activité de régulation ou de contrôle ? Quels types de rapport cette expertise bureaucratique entretient-elle avec les savoirs et les communautés savantes (juristes, économistes, etc.) ? Et aussi : comment se redéfinissent ainsi en situation, au sein même des institutions « indépendantes », les frontières et les formes d’hybridation du politique, de l’administratif et l’expert ?

Axe 4. Elites et carrières « indépendantes »

Le dernier axe s’intéresse au personnel « indépendant » lui-même pour comprendre les formes singulières de leadership politique et bureaucratique qu’incarnent des Mario Draghi, Pascal Lamy, Christine Lagarde, Olivier Schwartz, ou Jean-Louis Debré, etc. Les communications pourront proposer des analyses sociographiques permettant d’identifier les différents segments des élites politiques, administratives, économiques et autres qui portent l’ascension de ces nouveaux pouvoirs. Quels sont les modes de sélection et les filières de recrutement des « indépendants » ? Qui sont ainsi ces nouveaux clercs, « sages » et « personnalités qualifiées » qui peuplent les agences, les cours constitutionnelles et les autorités administratives indépendantes ? Quelles sont les propriétés sociales et professionnelles qui prédisposent à incarner des rôles « indépendants » ? Y a-t-il un genre de l’indépendance ? En mettant ainsi en évidence les combinatoires de légitimité (professionnelle, académique, politique, managériale, etc.) qui sont constitutives de ces nouvelles formes d’autorité politique, on pourra aussi pointer en creux les formes parallèles de démonétisation de certains types de capitaux, notamment militants ou bureaucratiques. Mais cet leadership « indépendant » conduit également à s’interroger sur les « carrières » des « indépendants ». Comment construit-on ou maintient-on une réputation d’indépendance (compétences cognitives et rhétoriques, capital politique et administratif, hexis corporelle, etc.) ? Quels sont les espaces d’accréditation et d’accumulation d’une telle réputation (think tanks, comité d’experts, etc.) ? Quelles sont enfin les façons concurrentes d’incarner ce rôle (« notable », « sage », « expert », etc.) ? Autant de façons de tester l’hypothèse qui est au principe de ce colloque : l’indépendance n’est pas qu’un mot mais le nom de code d’une transformation des types d’autorité qu’on cherchera ainsi à décrypter collectivement sur la base de données d’enquêtes.

Modalités d’envoi des propositions

Les propositions présenteront sur deux pages maximum (en anglais ou en français) la démarche d’enquête et devront s’appuyer sur des données empiriques originales. Elles préciseront l’axe auquel elles souhaitent être rattachées prioritairement. Elles sont à adresser à antoine.vauchez chez univ-paris1.fr et bastien.francois chez univ-paris1.fr.

Calendrier

  • Envoi des propositions avant le 1er juillet 2016.
  • Sélection et réponses aux auteurs : 15 juillet 2016
  • Envoi des textes des communications : 15 décembre 2016
  • Colloque : 12-13 janvier 2017.

Bibliographie indicative

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